la mémoire

les lendemains de beuverie sont souvent délicats

mais les surlendemains

peuvent être bien pires

 consommation

Quand on a bu, on voit double.

Quand christian Ranucci a bu, il reboit double. Le lendemain matin en tout cas.

Jugez vous-même de sa consommation :

          - 2 whiskies

          - 2 pamplemousses

          - 2 cafés

Pour parodier michel Audiard : « même une Polonaise en prendrait pas à son petit déjeuner ».

C’est avec ce « rince-cochon » que christian Ranucci attaque sa journée du lundi 3 juin 1974. La « recette » de cette potion est dans le récapitulatif qu’il rédige à l’isolement. Ce document, qu’il achève le 14 mai 1976, soit 3 mois avant son exécution, précise même le montant du pourboire laissé à la serveuse : 5 francs.

A priori, au matin qui précède de quelques heures son accident, christian Ranucci n’a pas tout à fait les yeux en face des trous. Mais question neurones, la mémoire semble lui laisser des souvenirs assez précis.

Alors, Pourquoi n’arrivera-t-il pas à fournir aux policiers un planning convaincant de la journée ?

le bilan 

2 jours après les faits, les policiers viennent chercher Christian Ranucci chez sa mère. Il a maintenant toute sa lucidité.

Lucidité signifie qu'il a parfaitement conscience que l’accident risque de lui faire perdre – et son permis - et son travail.

Comprenons donc ses réticences premières à « collaborer » avec les enquêteurs. Mais au bout de 2 heures, il finit par avouer être le conducteur du véhicule de l’accident du carrefour de la Pomme. Alors qu’est-ce qui l’empêche de fournir le déroulé du week-end ?

vadrouille

Quand on passe la journée au travail, il est toujours possible d’en retrouver le fil.

On a des heures d’échéances (repas, rendez-vous).

Et on peut retrouver des contacts pour attester votre présence (rencontres, appels téléphoniques).

Mais le lundi de Pentecôte est férié. Le caractère volontiers solitaire de christian Ranucci s’offre des libertés. Celles qui lui permettent de s’affranchir de contraintes horaires. C’est bien connu, en vacances, on oublie sa montre. Et d’ailleurs, il précisera que la sienne est en réparation. Et la mini-horloge du tableau de bord de sa voiture ne fonctionne pas.

Difficile dans ce cas de fournir, à des policiers insistants, un planning précis de ses occupations sur cette journée. Surtout quand on la consacre à musarder au volant de sa voiture, errant sans but précis dans les environs de Marseille.

Déjà, ne pas pouvoir dire exactement où l’on va et ce que l’on veut faire suffit à vous faire passer pour suspect.

acte manqué

En 1er lieu, d’où vient christian Ranucci juste avant l’accident ?

Il raconte qu’il a cherché à revoir un copain de contingent. L'ami habite justement près de la cité Saint-Agnès de Marseille. Christian Rannuci fournit même son adresse aux policiers : 51 avenue alphonse Daudet. Mais comme il ne se sont pas rencontrés, cette relation ne risque pas de lui être de grand secours. On est face à un « non évènement » qui ne peut pas laisser une trace marquante dans la mémoire.

Soulignons qu’on le questionne un mercredi sur ce qui s'est passé un lundi. La garde à vue se prolonge durant la nuit. C’est donc ce qui s’est passé 3 jours avant dont il doit se rappeler.

Ça parait simple ? Faites en l’expérience par vous-même.

test

Réalisez donc le test de mémoire qui suit.

Vous pouvez le faire pour vous-même, ou sur l'un de vos proches. Les questions ne sont pas indiscrètes et sont surtout très simples. A priori tout au moins.

L’interrogation est la suivante :

" Qu'as-tu mangé hier soir, et qu'a tu regardé à la télé ? "

Cela semble évident. Et pourtant, il vous faudra cogiter pour retrouver le menu, ou au moins le plat principal.

Quelle chaîne as-tu regardé ? C'est en principe plus facile, mais tout dépend du programme.

"Qu'est que j'ai bien pu regarder hier soir ?"

Cette auto-interrogation, nous l’avons tous déjà entendu d’un proche.

Mais ce n’est que la 1^ère étape du test.

La 2nde phase est tout simplement :

"Qu'as-tu mangé et regardé avant-hier ?"

 Et là, ça devient carrément mission impossible. Il faut vraiment que le film ou l’émission aient été bons pour s'en rappeler. Et le diner aussi.

Dans le cas de christian Ranucci, on réclame de lui ni plus ni moins un planning détaillé de ce qu’il a fait l’avant-veille. Journée où il n’avait justement aucun programme précis.

contre-alibi

Evidemment, on ne demande pas à christian Ranucci ce qu’il a vu à la télé, ou ce que sa mère lui a cuisiné.

Et pourtant, il pourrait y répondre.
 

La veille, il a regardé « le trésor de la Sierra Madre ». Un western qui sans qu’il le sache sera le dernier film qu’il aura vu de sa vie. Quant au dernier repas que sa mère lui a préparé, elle le raconte aux journalistes, en sortant du commissariat de Marseille. Il s’agit de tomates à la provençale, servies le soir du lundi de Pentecôte.

Pour le reste, christian Ranucci est un peu « aidé ». Il se voit fournir au commissariat un déroulé des évènements de la journée. L’heure du rapt est en concordance avec son accident, soit ½ heure plus tard. A condition d’intercaler une pause cigarette en milieu de trajet. Histoire de justifier un léger décalage de 1/4 d'heure. Un laps de temps indispensable, compte-tenu de sa conduite « sportive ».

Que peut-il opposer à ce minutage qu'on lui propose de signer, et qui semble « tenir la route », sans chercher le jeu de mot ?

le procès

Au tribunal d’Aix-en-Provence en 1976, la cour et les jurées ont à choisir entre 2 histoires :

- l’une dépourvue d’alibi, soit celle de christian Ranucci

- l’autre, parfaitement orchestrée, n’omet aucun détail horaire dans l’enchaînement des faits

C'est donc la seconde narration, les aveux qu'on fait signer les policiers, qui satisfait sans surprise l'auditoire.

Mettez-vous à la place d’un juge, et de jurés qui doivent écouter les approximations d’un accusé sur son week-end bien arrosé. Quand les policiers viennent déposer à la barre, ils deviennent soudain les salvateurs à une histoire embrouillée. Eux-seuls sont capables de fournir un récit parfaitement limpide des évènements.

« L’être humain » disait le psychanalyste bruno Bettelheim, « n’a pas tant besoin de connaître la vérité que de se voir fournir une explication qui lui convient ».

souvenir

La 1^ère fois que votre auteur a entendu parler de l’affaire Ranucci, c’était le 9 mars 1976.

J’avais 10 ans, et la radio relatait la 1^ère journée de procès.

Le chroniqueur évoquait un accusé qui depuis son box avait du mal à répondre à toutes les questions. Il se justifiait d’avoir trop bu le week-end du drame.

Et je me souviendrai toujours de la réflexion de ma mère :

« se saouler, et ne plus savoir ce qu’on a fait, voilà qui est bien embêtant … »

épilogue

« J’ai eu trou de mémoire. Et je suis tombé de dedans. »

extrait du film « nuit d’ivresse » (1986)

Si l’affaire Ranucci n’aurait été qu’une comédie loufoque, ce dialogue méritait d’y figurer.

Pour son malheur, Christian Ranucci trouve du monde pour combler son trou de mémoire. Mais cette « aide » ne réussit qu’à le convaincre provisoirement :

«  Si j’ai reconnu les faits, c’est parce que j’y étais forcé. »  déclare-t-il à la juge d'instruction le 27 décembre 1974.

Quiconque ne veut pas le croire doit d’abord se demander ce qu’il a soi-même fait la veille. Rien que pour savoir s’il est si facile que cela de retrouver le fil des évènements.

conclusion

Vous vous en seriez mieux sorti que christian Ranucci à son interrogatoire ?

Commencez seulement par remplir les 4 cases dans le tableau en dessous.

Un seul blanc et vous êtes déclaré suspect !