le couple maudit

un homme et une femme font connaissance au tribunal

un amour vénéneux qui nous fait suivre les péripéties du procès

une fiction en 10 actes pour comprendre le cas de conscience des jurés

acte 1 - rencontre

En ce jour de mars 1976, Le tribunal d’Aix-en-Provence est bondé.

Sur le banc des jurés un homme et une femme vont apprendre à se connaître.

Elle s’appelle Ariane. Lui se dénomme Franck. Ensemble ils regardent l’accusé se débattre dans son box et lancer un tonitruant « négatif ! » à chaque assertion du juge.

« Négatif » reprend doucement le juré « Ce sera négatif aussi pour te trouver des circonstances atténuantes mon gars. »

La femme à ses côté l’a entendui. Se tournant vers lui elle ose : « vous croyez ? »

Un gendarme à proximité fait signe d’observer le silence. La discussion reprendra le soir, après les débats.

acte 2 - rapprochement

Le couple se retrouve le soir, dans le même hôtel où on les a logés.

Calés dans les fauteuils de la réception, la femme comme l'homme apprécient ce confort, après une journée passée sur le banc des jurés. Le silence forcé de cette 1^ère séance de procès contribue à délier les langues.

« Il est coupable de toute manière, alors pourquoi lui chercher des excuses ? » dit Franck d’un ton las. Sa moue fataliste attend une approbation.

«  A-t-il voulu tuer dès le départ ? » lui objecte Ariane.

Le réceptionniste de la réception de l’hôtel les observe. Il semble combler son ennui en écoutant la conversation d’une oreille indiscrète.

Le couple se souvient soudain qu’on leur a fait prêter serment. La main levée ils ont juré de garder secret ce qu'ils auront entendu. Un greffier a d'ailleurs fait lecture de l’article 304 du code de procédure pénale : « l’interdiction de communication ».

« je sais maintenant ce qu'est l'article 304 » dit Franck en mimant un air fanfaron.

"304, c'est marrant."

- "Ah bon. Qu'est-qui est drôle ?" renvoie Ariane. L'humour lui semble déplacé en pareilles circonstances.

"Ce qui drôle, c'est la coïncidence : 304 le numéro de la loi, 304, la voiture du coupable.

- Coupable ? Pour l'instant on n'a pas le droit ...

- Oui, mais lui il a visiblement tous les droits. Il n'y a qu'à voir son attitude dans le box."

La conversation s'interrompt quand le couple constate que le réceptionniste ne se cache plus pour les écouter. L'un et l'autre se sentent pris en faute.

Que faire pour poursuivre tranquillement la conversation : aller un prendre un verre à l’extérieur ?

Ce serait pareil. La ville grouille d’oreilles indiscrètes.

Une solution s’impose au couple : s’isoler dans une chambre.

L’homme a déjà connu des prétextes saugrenus pour se faire inviter. Mais pénétrer dans la chambre d’une dame grâce à l’article « 304 », c’est du jamais vu.

La numérologie est un art divinatoire qui prétend trouver une signification magique à une succession de chiffres. Pour le coup on a de quoi être troublé.

304 n'est pas seulement l’article du code de procédure pénal par lequel les jurés prêtent serment. C'est aussi la catégorie de la Peugeot de christian Ranucci.

Ce qu'il faut savoir, et que nos jurés ignorent, c’est qu'un autre article 304 existe dans une source juridique bien plus connue : le code pénal. Et l'article 304 est celui qui condamne à mort.

Pour celui qui voit de la magie dans les chiffres, et croit aux séries, celui-là doit normalement y voir un signe.

acte 3- échanges

Dans la chambre, la tension est passionnelle.

Le couple passe une bonne partie de la nuit à discuter de ce qu’ils vont voter.

« Je te le dis, je l’ai entendu, la grâce est acquise d’avance. Alors, si on lui accorde des circonstances atténuantes par-dessus le marché, il va s’en tirer à trop bon compte. »

« Tu en es sûr ? » répond Ariane, la paupière tombante,  manifestation explicite du besoin de sommeil.

La journée a été éprouvante. Celle du lendemain risque de l’être aussi.

Est-ce un bâillement qui donne le signe qu’il est temps d’arrêter la conversation ?

Franck y trouve prétexte en lui-même à regagner sa chambre sans avoir « tenté le coup ».

Mais il se dit quand même : « si après le procès, je ne la revois pas, je vais peut-être me mordre les doigts de pas avoir essayé ».

acte 4 - plaidoiries

Comme prévu, la 2^nde journée de procès est effectivement éprouvante.

La plaidoirie des 2 avocats dure plus de 4 heures.

Franck remarque surtout que le 3^e défenseur reste silencieux. Cela le conforte dans ses convictions sur la culpabilité de l’accusé.

C’est très sûr de lui qu’il va rejoindre la salle de délibération. Il envoie un regard plein d’une "mâle assurance" à sa compagne de la veille. C'est un signe pour lui dire « pas d’hésitation !».

La femme doit suivre son mari. C'est la loi à l'époque qui le dit. Mais l’un et l’autre n’en sont pas là. Comme un caprice de contradiction dont sait user la gente féminine pour séduire, elle décide de faire preuve de mansuétude. Son vote : elle seule souscrit à voir des circonstances atténuantes. En glissant le bulletin dans l’urne, Ariane envoie un léger sourire de défiance à Franck.

Les circonstances ne se prêtent pas à ce petit jeu de regards. Mais la grâce présidentielle semble de toute manière acquise. Et c’est pour le cas où il faudrait déjà que la peine capitale soit prononcée. Il y a trop de « si… » pour devoir se formaliser. Personne ne croit vraiment qu'ils sont en train de décider de la mort de quelqu'un.

Le débat a pourtant montré que les citoyens présents autour de la table sont plutôt déterminés. Il faudra bien en revenant dans la salle du tribunal assumer la décision prise.

acte 5 - sentence

L’annonce de la condamnation est terrifiante pour Ariane.

Son regard erre dans le vide.

« Ne t’inquiète pas » lui dit l’homme en la prenant par l’épaule à la sortie du tribunal « et appelle-moi si tu ne te sens pas bien ».

Profiter de l’état de faiblesse d’une femme pour lui glisser son numéro est du grand classique du séducteur. Mais dans cette situation l’homme veut se convaincre qu’il est parfaitement sincère. Quand on a secondé la justice avec fermeté, on a besoin de se prévaloir d’une moralité intangible.

Elle rentre à Ramatuelle. Lui habite Toulon. Se reverront-ils ?

acte 6 - assistance

Voilà 2 mois que le couple se fréquente.

On parle de choses et d’autres. Mais on évite d’évoquer le procès.

Cela vaut bien mieux si l'on veut garder l’esprit léger.

Par moment tout de même, le regard de Ariane s’assombrit.

« Et si … »

« Ne t’inquiète pas. » énonce à chaque fois tranquillement Franck en posant son bras sur son épaule comme à la sortie du tribunal. « Il n'y a pas eu d’application depuis le changement de gouvernement ».

Le terme « application » est devenu un langage codé entre les 2 amoureux. C'est bien entendu pour éviter le mot « exécution ».

Devoir à chaque fois rassurer par des paroles feignant l'insouciance devient pénible pour Franck. Cela parasite les rapports qu’il entretient avec Ariane.

Il se passerait volontiers de cette obligation de lui faire oublier ses tourments. Néanmoins, la situation lui offre de l’ascendant. Car elle devient vite dépendante de son réconfort. Et leurs ébats charnels n’en sont que plus puissants.

acte 7 - « l’application »

A l’annonce de « l’application », Ariane est bien évidemment dévastée.

Franck doit trouver des arguments nouveaux. Tous ceux dont il usait pour justifier qu’il n’y aurait pas d’exécution s’écroulent de par les faits.

«  Tu n’as rien à te reprocher. Surtout pas toi. Si tu es bien le juré qui avait voté les circonstances atténuantes ».

Mais Franck se rend compte bien vite que cette manière de consoler crée un mur dans le couple. Car il se retrouve dans le camp des « méchants ». Ceux qui n'ont trouvé aucune excuse au condamné, et ont donc empêché la grâce.

« Pense aux malheurs de la petite fille » est une rhétorique simple, mais qui n'a plus d’effet. Franck pense que par ce calcul, une vision triste peut réussir à en chasser une autre. Mais le résultat n’est bien évidemment pas très heureux.

C'est encore le temps qui passe, les jours, les semaines, qui aide le mieux Ariane  à prendre ses distances avec l’évènement. En attendant de prendre ses distances avec Franck.

acte 8 - usure

Nous sommes maintenant 2 ans après le procès.

Les souvenirs devraient continuer à s’apaiser. Sauf que la polémique sur la culpabilité du supplicié commence à enfler.

Cette fois la puissance de conviction de Franck commence sérieusement à enregistrer « des pannes ».

« L’amour prend son temps, mais le temps prend l’amour. »

L’un comme l’autre sont confrontés à l’inévitable usure du couple. La confiance d'Ariane s'amenuise de jour en jour. A-t-elle à ses côtés le bon barreur pour cette traversée d’une nouvelle épreuve morale ?

Franck trouve toujours  et encore des arguments pour contrer chaque  questionnement. Mais les mots qu'il emploie à chaque fois sont comme un va-et-vient qui n'a rien d'agréable. Son laïus commence à perdre de la vigueur, et même devient dur à avaler pour tout dire. Et quand il entame ses explications elle finit parfois par lui tourner le dos.

Ariane se demande s’il ne cherche pas à la tromper …

« tromper » : même si le mot n’évoque pas l’adultère, c’est bien ce qui fissure le sentiment qui unissait le couple.

acte 9 – pression

L'année 1978 devient pour le couple un véritable enfer.

Que ce soient la radio, la télévision ou les journaux : les médias se font presque la concurrence pour relayer la polémique.

C'est ce que tout le monde appelle maintenant l’affaire du « pull-over rouge ».

Franck se trouve des excuses pour ne plus regarder le journal télévisé. Et quand il allonge le bras pour couper la radio, il croise le regard contrit d’Ariane.

Le rôle de jurés leur interdisait la communication à autrui pendant toute la durée du procès, et autant de discrétion après. Maintenant, c’est entre eux que les silences sont angoissants. Ils n’ont plus qu’à espérer que cette « vaine polémique », car on ne peut plus rien changer, finisse par s’étouffer petit à petit.

L’année 1979 apporte-t-elle un répit ?

C’est au contraire bien pire. Car voici la sortie du film !

Jusqu’à présent le livre « le pull-over rouge » pouvait figurer discrètement dans la vitrine de certains libraires.

Mais le film éponyme est annoncé par une image faite pour marquer les esprits : le pull-over-couperet.  Et comme ce long métrage connait le succès, il risque fort de rester longtemps à l’affiche. Ce qui en 1979 signifie plusieurs mois, avec des reprises pouvant s’étaler sur plusieurs années !

Fort heureusement pour Franck,  paul Orsini l’adjoint au maire à la mairie de Toulon fait interdire la diffusion dans les salles  de sa ville. Quelques autres maires de la préfecture du Var lui emboîtent le pas. Motif invoqué : risque de trouble à l’ordre public. Rien que ça !

C’est dire si 3 ans après l’exécution, le sujet est encore délicat.

Si Franck propose à Ariane une sortie cinoche, la soirée ne risque pas de leur être gâchée par le spectre de ce souvenir placardé grand format devant la salle. Mais le pendant de toute censure est inévitablement d’assurer une promotion hors norme à cette production. Surtout que la commission de classification n’y est pas allée de main morte : pas moins de 4 coupures dans le film !

Une tranche de la classe politique saisit l’aubaine pour crier à l’atteinte au droit d’expression.

Si Ariane et Franck évitent la terrible affiche en se baladant dans Toulon, rentrés à la maison, ils ont le sentiment que les journalistes télé ou radio se sont ligués pour leur gâcher la vie.  La saison estivale est un moment de creux pour l’activité de la presse. Et cette affaire vient à point nommé pour créer l’émulation. De quoi vous pourrir l’été …

acte 10 - rupture

« L’amour dure 3 ans »

Si ce titre n’était pas déjà pris, il pourrait servir pour résumer l’histoire de Ariane et Franck. 1979 sonne l'heure de la séparation.

Les cyniques pourraient établir un parallèle avec la vie de christian Ranucci qui elle aussi « finit en séparation ». Et ces même cyniques de rajouter « qu’il n’a pas souffert ».

La rupture entre Ariane et Franck est à la fois une douleur et un soulagement. Mais elle est l’aboutissement logique d’un problème qui bouleverse tous les codes traditionnels de la morale. C’est l’objet d’un non-dit insoutenable qui se formulerait de la manière suivante :

" L’amour qui a pris naissance sur la mise à mort d’un jeune homme mérite-il de continuer à vivre ? "

fiche technique

Une pièce de théâtre peut facilement raconter cette histoire en 2 décors.

La chambre d’hôtel serait le cadre pour évoquer la période du procès. Un intérieur de maison conviendrait pour évoquer la vie du couple.

 D’un point de vue purement pratique, l’intimité du drame permet de développer une histoire puissante sans avoir à mettre en scène des moyens importants, quel que soit le mode d’adaptation : théâtre ou film.

La centralisation de l’action sur les 2 personnages permet de dégager des moments forts, faisant resurgir leurs sentiments autant que leurs ambiguïtés.

Car le couple formé par Ariane et Franck témoigne que l’affaire Ranucci ne s’arrête nullement après la mort du condamné.

véracité historique

Le couple qui devient amoureux au procès d’Aix-en-Provence de 1976 est bien évidemment purement fictif.

En revanche, il est exact, qu’il y avait une unique femme parmi les jurés. Elle seule vota pour les circonstances atténuantes.

Au procès de patrick Henry à Troyes en 1977, ce sont des convictions religieuses qui dissuadèrent l’un de jurés de voter la condamnation à mort.

Pour le procès Ranucci, ce serait des motivations d’ordre politique qui auraient prévalue dans le choix des circonstances atténuantes par la jurée. Le PCF était abolitionniste.