le fantôme
SACRIFICE - def. : action de perdre un pion aux échecs pour gagner un avantage dans la partie
" Une trace écrite ne suffit pas à dire qu'un fait a existé.
Mais l’absence d’écrit ne veut pas dire qu’un évènement n’a pas eu lieu. »
Franck Ferrand
journaliste et écrivain
le copain
Christian Ranucci n'avait que quelques amis au service militaire.
L’un d’eux s’appelait maurice Benvenuti.
Celui-ci est entendu en juillet 1974 à l'hôtel de Police de Marseille. Pourtant, aucun procès-verbal d’audition ne l’atteste.
C’est sur la foi de son interview que l’entrevue est relatée :
« Reconnaissez-vous ce couteau ? »
demande l'inspecteur.
On présente au convoqué la pièce à conviction retrouvée à l’entrée de la champignonnière. Là où christain Ranucci s’était enlisé avec sa voiture.
A ce stade, la méthode policière amène à une interrogation. Cette manière de présenter le scellé est-elle bien appropriée ?
casting
Réaliser un tapissage en vue de l’identification d’un suspect n’est pas chose aisée.
Il faut trouver des « figurants ». De préférence d’un gabarit pas trop dissemblable du prévenu. Avec une allure ne dépareillant pas de celui-ci – surtout si le suspect est dépareillé !
Quand il s’agit d’identifier une pièce à conviction, c’est beaucoup plus simple. Il suffit de se procurer une dizaine d’objets analogues que l’on étale sur une table.
Alors vient la bonne question :
« reconnaissez-vous l’un de ces objets ? »
Voilà qui donne d’autant plus de crédibilité à l’identification.
Et en l’occurrence, quand il s’agit de reconnaître un couteau, la mise en scène ne coûte rien. Nul besoin d’aller faire un tour à la coutellerie du coin …
indispensable
Un bon flic, c’est comme un scout : il a toujours un couteau sur soi.
Avec ça, on peut :
- relever des indices sous une semelle de chaussure
- saisir une arme à feu par le pontet sans laisse d’empreinte
- crever un sachet pour en prélever la poudre blanche
On a tous ces images en tête. Car tout cela bien sûr, c’est du cliché de cinéma.
Mais si ce n’est pas une légende, l’inspecteur qui reçoit jean-claude Benvenuti n’a qu’à faire le tour des bureaux de ses collègues. Leur emprunter à chacun ce qu’il faut pour préparer ce que l’on pourrait dénommer par analogie un « tapissage de couteau ».
C’est une 1ère manière de faire. Mais il y a un moyen encore plus simple de se fournir…
le stock
Il y a à portée de main une possibilité de se procurer un éventail de couteaux de toute sorte.
Il suffit d’aller prélever dans le stock d’armes blanches récupérées à l’occasion des interpellations, contrôles d’identité, perquisitions ou gardes à vues.
Aujourd’hui, ce serait plutôt le port de la kalachnikov qui semble-t-il devient tendance chez les voyous à Marseille. Mais le mauvais garçon des années 70 a le choix : posséder sur lui l’accessoire soit des« jets », soit des« sharks ». Peu importe l’une des 2 bandes de la comédie « West side story », qui aurait sa préférence. Il n’y a qu’une seule manière pour vivre le mythe et s’offrir une virilité à bon compte : avoir sur soi un cran d’arrêt.
Marseille n’est pas Laguiole. Mais on peut être sûr que pour ce qui est de la possession d’objets tranchants de poche, le chef-lieu des Bouches du Rhône n’a rien à envier à la commune célèbre pour son artisanat coutelier.
On peut donc compter sur les opérations de Police dans la cité phocéenne pour ramener une moisson régulière de surins en tout genre.
Il fut un temps où dans la police, les pièces à conviction étaient revendues aux enchères. Ces articles serviraient pour cette fois à l’identification d’une arme blanche.
Une bonne méthode, sauf si l’on veut donner un coup de pouce au résultat souhaité …
Le 6 juin 1974, soit 1 mois avant l’entrevue pour la reconnaissance du couteau, a lieu l’identification du suspect.
Le tapissage est-il convaincant ?
Seul un témoin, soit une personne non assermentée, se risquera, mais des années plus tard, à affirmer que christian Ranucci avait été reconnu au milieu des policiers posant à ses côtés.
Il est à noter qu’un résultat peu probant, ou non immédiat, est à mettre au bénéfice du sérieux des méthodes de travail des policiers. C’est la preuve que le choix des figurants au côté du suspect a été réalisé avec un souci de crédibilité incontestable. Reconnaissons en toute honnêteté cette qualité au travail d’enquête.
Donc, seul un témoin estime que christian Ranucci avait été reconnu dès cette étape. Les autres participants préfèrent évoquer la suite : la confrontation de visu du suspect avec la femme témoin.
Christian Ranucci qui approche de sa 19e heure de garde à vue s’écroule alors en lâchant : « je suis pas un salaud ».
Certains, par un mode de décryptage dont le secret nous échappe y voient la traduction suivante : « je suis le coupable ».
Aucun procès-verbal ne permet de relater précisément les faits.
analogie
L’inspecteur divisionnaire qui reçoit maurice Benvenuti a-t-il retenu la leçon du 6 juin 1974, soit 1 mois avant ?
Toujours est-il qu’il ne présente à son visiteur qu’un seul couteau. Tout comme on n’avait présenté qu’un seul suspect pour la présentation « de visu ».
Le résultat est immédiat.
Le copain d’armée de christian Ranucci ne fait pas une réponse genre « ça ressemble » ou « c’est possible ». Sa réplique est catégorique : « c’est ce couteau ».
A ce stade, on peut encore chipoter. Il est toujours possible de rétorquer que c’est seulement le même modèle. Et surement pas le seul qui a été fabriqué.
Mais maurice Benvenuti offre un détail décisif. C’est lui qui a affuté le couteau au service militaire. Et il reconnait les caractéristiques des traces de meulage qu’il a laissé sur la lame. On ne peut pas faire mieux !
Cette conclusion n’est peut-être pas déterminante dans l’enquête. Mais quand on tient un résultat incontestable, on a tout intérêt à le consigner pour le sérieux du dossier.
Pourtant, comme pour le tapissage, on ne retrouvera jamais de procès-verbal relatif à l’entrevue.
Que s’est –il donc passé ?
4 hypothèses
Il y a 4 raisons possibles pour l’absence de procès-verbal à la convocation de maurice Benvenuti à l'hôtel de police de Marseille :
1 |
le PV n’a pas été rédigé |
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2 |
le PV a été escamoté |
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3 |
le PV s’est perdu |
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4 |
maurice Benvenuti affabule |
L’existence de l’entrevue et la connaissance de sa teneur ne repose que sur le témoignage du convoqué. La dernière hypothèse, soit l'affabulation, ne peut donc pas être écartée.
Voyons si tout cela a pu être inventé …
Maurice Benvenuti est-il un affabulateur en plus d’être « affuteur » ?
Il raconterait alors une convocation imaginaire, histoire de faire l’intéressant.
Le nom de christian Ranucci commence à se faire connaître à partir de 1978. Son exécution lui offre une triste notoriété.
Les gens qui ont eu un copain guillotiné ne courent pas les rues. Dans les repas de famille, c’est peut-être le genre de sujet à éviter. Mais ailleurs, en d'autres circonstances, ça peut faire son petit effet …
Pourtant, Il y a au moins 2 raisons d’affirmer que maurice Benvenuti ne cherche nullement ce vedettariat morbide.
1 - D’une part, il a toujours fait preuve de discrétion dans cette affaire. Pas le genre à avoir « toujours quelque chose à raconter à « Provence » », pour reprendre la formule du chroniqueur paul Lefèvre, citant un quotidien qui a couvert l’affaire.
2 - D’autre part, l’évocation des souvenirs de cette convocation fait l’objet d’une publication entrant dans le cadre d’un dépôt légal. Maurice Benvenuti risque donc la diffamation, surtout s’agissant d’un acte relevant du domaine judiciaire. Si les faits sont inventés, ils doivent être dénoncés.
Il ne fait donc guère de doute que le témoignage de maurice Benvenuti est authentique, et les propos qu’il développe sont parfaitement crédibles.
le procès-verbal
Il reste encore 3 hypothèses pour expliquer l’absence du procès-verbal d’entrevue dans le dossier.
1 |
le PV n’a pas été rédigé |
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2 |
le PV a été escamoté |
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3 |
le PV s’est perdu |
Il n’y a pas eu de procès-verbal du tapissage du 6 juin 1974. Il est possible qu’il n’y en ait pas eu non plus 1 mois plus tard pour l’entrevue du copain de régiment.
Pourtant la rédaction d’un PV renforcerait l’accusation. A priori, qu’il soit escamoté est surprenant. Mais à priori seulement.
Considérons que si ce PV est rédigé, il peut tout simplement s’égarer. Et il y a à l’époque quelques intérêts pour que l’on ne retrouve pas ce document …
Un procès s’ouvre toujours par l’examen de la vie de l’accusé.
Et la défense se doit de mobiliser des gens qui le connaissent. Pour en dire du bien évidemment.
L’avocat risque de trouver le nom Benvenuti dans le dossier. Dès la phase d’instruction, il peut lui demander de rédiger un courrier attestant de la valeur morale de l’inculpé, et de la qualité de ses rapports humains.
Mettre le nom de Benvenuti dans le dossier, du point de vue de l’accusation, c’est offrir une piste à l’avocat pour trouver un soutien à son client. Car maurice, le copain d’armée en a plutôt un bon souvenir.
En plus, il habitait juste à côté de la cité Saint-Agnès, le lieu de l’enlèvement.
"Dieu sait ce que sont capables d’imaginer les baveux !" peuvent craindre les enquêteurs. "Ces malins vont échafauder un alibi à leur client et réussir à créer le doute ..."
pesée
Examinons les 2 plateaux de la balance.
ACCUSATION |
DEFENSE |
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1 |
le couteau est bien celui de l’inculpé |
1 |
le copain d’armée se porte caution morale |
2 |
son adresse sert d’alibi |
Sur un plateau, côté ACCUSATION : 1 certitude
Sur l’autre plateau, côté DEFENSE : 2 suppositions
La question est donc : 1 certitude vaut-elle mieux que 2 suppositions ?
Ça ressemble au dicton « un bon « tiens ! » vaut mieux que deux « tu l’auras ».
A l’évidence, la présence en procès-verbal d’un élément certifié devrait faire plus le poids.
A l’époque, la publicité télévisée nous montre une ménagère qui refuse d’échanger son baril de lessive de la marque qu’elle préfère contre 2 autres de lessive ordinaire. On peut en sourire …
Mais là, nos policiers ont tout intérêt à garder leur authentification de scellé, et négliger les 2 pistes qu’exploiteraient les avocats. Et pourtant le concret pourrait leur sembler moins intéressant que l’hypothétique.
Car a-t-on vraiment besoin de confirmer qu’il s’agit bien du couteau de christian Ranucci ?
On a déjà ses aveux. Ce serait plus intéressant pour l'accusation à charge si maurice Benvenuti déverse des torrents de fiel sur le copain d’armée, ce à quoi il se refuse.
sacrifice
Attester que le couteau est bien celui de l’inculpé ne suffit pas à rendre l’entrevue pleinement fructueuse.
Donc, tant pis s’il n’y a pas de procès-verbal de l’entrevue. Le travail de policier est d’apporter les éléments à un dossier. Mais surement pas de filer des billes aux avocats !
Le travail d’instruction, quand il est volontairement à charge, c’est un peu comme une partie d’échec entre l’accusation et la défense. Donc, mieux vaut ne pas avancer le pion Benvenuti. Il risque de taper dans l’œil de l’avocat.
Ce procès-verbal fantôme, ce n’est pas encore échec et mat pour la défense. C’est plutôt ce que l’on dénomme un « sacrifice ».
Les joueurs d’échec savent tous ce qu’est un sacrifice. Cette tactique de jeu consiste à concéder durant la partie de perdre un pion pour gagner un avantage. Sacrifier le témoignage Benvenuti, c’est gagner 2 avantages : la possibilité de retirer un garant de moralité à la défense, mais aussi faire taire un alibi.
conclusion
Nul ne peut savoir quel aurait été l'impact du copain d'armée s'il était venu au procès.
Témoigner sa sympathie pour l'accusé aurait-elle suffit à renverser l'hostilité des jurés ?
On peut au moins imaginer que cette présence aurait apaisé christian Ranucci, et du même coup les débats.
Le fait est que ce témoin intéressant s'est envolé du dossier. Ce n’est surement pas la méthode expéditive d’identification du couteau qui en est la raison.
Mais cette absence, ce "fantôme" dans le rapport d'enquête, contribue à illustrer une nouvelle fois la sentence du juge Michel qui boucla l’instruction sans pourtant la corriger :
« c’est un dossier de m… ! »
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